LES SENTINELLES DU CRÉPUSCULE Tome 3 : Le cloître des lamentation (Extrait) 25 Nov. 2021

L’entrée au couvent

Le lendemain matin, les sentinelles s’éveillèrent non sans quelques courbatures. La journée commença par une visite guidée de leur quartier général. L’endroit paraissait vétuste au premier coup d’œil. Construit de vieilles pierres, il semblait n’être constitué que d’un seul espace dans lequel un coin-repas, une cuisine très rudimentaire et des lits superposés laissaient croire que les lieux n’étaient habités que ponctuellement. L’astuce se situait au sous- sol. Sous une trappe dissimulée par un épais tapis en peaux de mouton descendait un escalier de bois qui conduisait à une porte métallique blindée. Derrière se trouvait une large salle qui servait de quartier général. En son centre trônait une grande table sur laquelle figuraient les plans du couvent et de la topographie des environs. Autour, un râtelier d’armes à feu, une console de communication radio ainsi que diverses étagères étaient méticu- leusement équipés et ordonnés : tout était organisé pour mener à bien la mission qui attendait les sentinelles.

Fiona, Kristen, Heather et Abigail se préparèrent rapidement pour intégrer le fameux pensionnat. Elles enfilèrent des vêtements très communs et remplirent un bagage qui contenait le strict nécessaire. Elles devaient paraître aux yeux des religieuses comme des filles de condition humble, orphelines ou qui venaient d’être abandonnées par leur famille. C’est Kristen et Heather qui furent désignées pour recevoir l’injection qui les ferait passer pour de jeunes femmes enceintes. Le statut d’Abigail et Fiona devait rester neutre afin de découvrir ce qu’il advenait aux autres pensionnaires qui n’attendaient aucun « heureux » évènement.

Sur ce point, les renseignements qu’avait obtenus Cynthia Parker demeuraient confus. Aux dernières nouvelles, certaines filles disparaissaient sans raison et sans laisser une seule trace de leur départ. Cet aspect de l’affaire ainsi que les allées et venues des hommes de Muscardo entre le couvent et la forêt laissaient supposer qu’un camp militaire se trouvait quelque part, bien camouflé par les arbres. Ce chapitre de leurs investigations était du ressort de Gwen, Darla, Oscar et Arkaitz. Les agents devraient effectuer de nombreux relevés de terrain et de fréquentes missions de surveillance pour dénicher la planque du général.

Lorsque Heather, Fiona, Abigail et Kristen furent prêtes, elles reçurent les ultimes recommandations du commissaire Clift. Le policier resterait à la borde pour diriger l’opération :

— Arkaitz va vous guider vers la route qui longe la forêt en contrebas où l’un de nos agents vous conduira en voiture jusqu’au couvent. Elle se fera passer pour une assistante sociale chargée de vos dossiers. Votre arrivée là-bas doit paraître pour la mère supérieure comme une formalité courante. Une fois que vous serez sur place, Cynthia ne tardera pas à se manifester.

— Je suis curieuse de voir ce que cette petite maligne a encore inventé pour s’infiltrer dans les lieux, lança Heather.

Clift esquissa un léger sourire avant de poursuivre.

— Je n’ai aucune inquiétude à ce sujet. Vous aurez la surprise directement sur le terrain. À ce propos, je suis régulièrement en contact radio avec elle, d’où la présence du matériel de communication que vous avez aperçu dans le QG en sous-sol. Donc, si la situation dégénère ou devient trop dangereuse, elle m’en informera et vous serez immédiatement évacuées. Il vous est interdit de prendre des risques inconsidérés. Toute initiative de votre part doit passer par miss Parker qui m’en rendra compte. Me suis-je bien fait comprendre, mesdemoiselles ?

— J’ai l’impression d’avoir entendu cette consigne une bonne centaine de fois depuis que nous avons quitté le manoir, commis- saire, répondit Fiona avec lassitude.

— Une de plus n’est pas du luxe, miss Dunn. Je connais bien vos penchants pour l’improvisation et je ne tolèrerai aucun manquement à la procédure. Cette mission doit être une réussite totale.

Gwen, Darla et Oscar accompagnèrent leurs amies jusqu’à la lisière de la forêt. Là, un peu à l’écart, Kristen rassura une dernière fois son « héros » :

— Je sais ce que tu penses, Oscar. Je le vois bien.
— Ah oui ? Et à quoi devines-tu ça ?
— Ta mine inquiète. Tu me fixes comme si je partais à l’abattoir. Que veux-tu qu’il se passe de si terrible ? Tout a été prévu pour que la mission se déroule comme du papier à musique.

— Tout ? Moi, je crois que tout peut arriver dans un tel endroit ! Pourquoi ne pas rester avec nous pour les opérations de recherche ? Fiona, Heather et Abigail ne suffisaient pas ?

— Et abandonner Abigail ? C’est hors de question. Tu sais que je suis la seule avec Fiona à pouvoir calmer la violence de ses crises de médiumnité.

— Mouais, se contenta de répondre le garçon en boudant. — Tout va bien se passer. Tu verras, ajouta Kristen en se voulant rassurante. Et puis, j’ai mon petit « héros » à l’extérieur qui me surveillera et viendra me sauver si tout va de travers...

Kristen enlaça le cou d’Oscar et déposa sur ses lèvres un tendre baiser furtif. Puis elle rejoignit son groupe qui s’enfonça lentement dans la forêt avant de disparaître dans l’épaisse végétation. Darla s’approcha d’Oscar et lui ébouriffa gentiment la tignasse.

— T’inquiète pas,mon vieux.Tu sais comme moi que ta douce est une femme forte. Et puis elle n’est pas seule. Je suis certaine qu’à elles quatre, elles vont mettre une sacrée pagaille dans ce couvent !

— C’est justement ce qui me terrorise, ajouta Oscar en retournant vers la bergerie où les attendait Clift pour la suite des préparatifs.

La forêt résonnait du clapotis des gouttes de rosée matinale qui s’écrasaient sur le tapis d’humus. Elles dégoulinaient depuis les hautes branches en une pluie diffuse. Arkaitz avançait d’un bon pas et guida les filles vers la route en contrebas. Ils restèrent camouflés par la végétation pendant encore de longues minutes avant que le bruit d’un véhicule vienne à leurs oreilles. Une Peugeot 104 s’arrêta à leur niveau. Arkaitz se dirigea jusqu’à la vitre de la conductrice dont on devinait le béret blanc qui la coiffait. Puis il fit signe à ses complices de s’approcher, ouvrit le coffre et y déposa leurs petites valises. Heather, Kristen et Abigail ne se firent pas prier pour s’engouffrer dans l’automobile. Arkaitz saisit doucement le bras de Fiona avant que celle-ci rejoigne ses amies :

— Bon courage et restez prudentes.

— N’oublie pas que je suis bien équipée, répondit Fiona en dévoilant sa prothèse d’agente très spéciale.

— Ouais, ouais. Je sais, mademoiselle « 007 », plaisanta Arkaitz en lui offrant un sourire ravageur.
— James Bond était anglais, monsieur. Moi, je suis écossaise, rétorqua-t-elle en faisant mine d’être piquée.
— Barkatu, neska ederra ! lui lança-t-il.
— Quoi ? Qu’est-ce que tu as dit ? demanda Fiona intriguée.

— C’est de l’euskara, la langue basque. Ça veut dire : « excuse-moi, jolie jeune fille », répondit Arkaitz en lui adressant un clin d’œil.

Fiona dissimula la rougeur qui venait de colorer ses joues par un haussement d’épaules faussement indifférent puis elle prit place dans le véhicule. Elle constata alors que ses amies la dévisageaient avec un petit sourire significatif.

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? demanda l’Écossaise légèrement agacée.

— Rien du tout, rétorquèrent innocemment Kristen, Abigail et Heather en détournant les yeux.

Ces dernières ne purent apercevoir l’intensité de l’ultime regard échangé entre Fiona et Arkaitz lorsque la voiture démarra. Aussitôt, la conductrice se présenta.

— Bonjour, mesdemoiselles. Je m’appelle Livia. Je suis l’assistante sociale qui va vous mener jusqu’à la supérieure du couvent. Je profite du chemin pour vous prévenir que mère Magdalena n’est pas un cadeau. J’imagine que vous avez bien étudié le dossier.

— Oui, répondit Fiona avec assurance. Il paraît que sous ses pieuses allures, elle cache un caractère rude et autoritaire. Nous sommes assez habituées à ce genre de personnage.

— C’est même pire. On la soupçonne de soumettre les filles à des sévices corporels réguliers voire à des tortures psychologiques. En tout cas, méfiez-vous de son apparent sens de la charité. Cette femme est un monstre.

— Le diable en habit de sainte, murmura Abigail.

— Je n’aurais pas dit mieux, ajouta Livia.

Un peu plus tard, le véhicule commença à grimper un raidillon à flanc de vallée. La route serpentait en larges lacets jusqu’au couvent qui, plus haut, dominait la campagne. Le sombre monument d’architecture médiévale ressemblait à un fortin imprenable plongé dans une brume matinale dense. Il était en effet impossible d’atteindre l’endroit sans être repéré, car il devait offrir une vue bien dégagée sur tout son pourtour. Lorsque la 104 freina sur le parvis du bâtiment, la lourde porte en vieux bois s’entrouvrit pour laisser passer deux religieuses. Ces dernières accueillirent aimable- ment les nouvelles pensionnaires avant de remercier la fausse assis- tante sociale qui, vraisemblablement, n’avait pas l’autorisation de pénétrer dans les lieux. Elles précédèrent les jeunes filles puis, une fois l’entrée verrouillée derrière elles, sœur Maria et sœur Cristina leur souhaitèrent la bienvenue. Leur bienveillance et le ton agréable dont elles usaient ne dégageaient aucune hypocrisie à l’égard des nouvelles venues. Bien au contraire, elles se montrèrent immédia- tement rassurantes et les invitèrent à faire le tour du cloître qui donnait directement sur la sortie principale. Ce dernier, joliment entretenu, se divisait entre un agencement savant de pierres taillées et de parterres de fleurs. Des bancs massifs de bois disposés dans la galerie qui cernait l’endroit laissaient imaginer les instants de pure tranquillité dont elles pourraient profiter à l’avenir. Tout n’était que silence ponctué par le gazouillis des oiseaux qui jouaient dans les arbustes entourant quatre sculptures de saintes qui s’élevaient aux points cardinaux. Kristen remarqua que le pas d’Abigail semblait hésitant. Elle questionna discrètement son amie :

— Tu sens quelque chose ?

— Les statues, le cloître, ce sont les mêmes que dans mes hallucinations.

— Tu parais pourtant surprise.

— C’est juste que cet endroit est chargé, répondit Abigail dont le regard détaillait tout l’espace. Elles sont bien là.

— Tu parles de...
— Des esprits. Elles savent que je suis présente. Elles s’agitent. Ce que ne pouvait apercevoir Kristen était ces inquiétantes silhouettes de jeunes femmes au corps anémié, à la chevelure désor- donnée qui leur cachait le visage. Elles apparaissaient par moment derrière une colonne, une statue, ou encore dans la pénombre d’une galerie. Abigail pouvait même percevoir leur murmure obsédant qui susurrait son prénom. La médium sentait que si elle n’agissait pas immédiatement, le pouvoir psychique de ces entités allait la submerger d’un instant à l’autre. Elle commença à paniquer.

— Kristen, fais quelque chose. Elles vont me dévorer si on les laisse faire.

Fiona qui n’avait pas perdu une miette de cette conversation profita de l’exposé interminable des religieuses pour se rapprocher d’Abigail.

— Donne-moi ta main, chuchota-t-elle discrètement à son oreille. Recentre-toi. Respire profondément. Ne les regarde pas. Ignore-les. Tu dois leur faire comprendre que ce n’est pas le moment, que c’est toi qui décides.

Abigail répéta lentement les conseils de Fiona en fermant les paupières pour se concentrer pleinement. Le résultat fut immédiat. Les murmures cessèrent comme les apparitions. Kristen soupira de soulagement. Cette bruyante respiration ne passa pas inaperçue aux oreilles de sœur Cristina :

— Quelque chose ne va pas ?

— C’est Abigail, ma sœur, répondit Fiona. Elle est un peu indisposée. Le trajet en voiture sans doute.

— Il est vrai que par chez nous les routes ne sont pas très agréables pour qui est sujet au mal des transports. Accompagnez- nous jusqu’aux cuisines. Sœur Maria va vous régaler d’un chocolat chaud dont elle seule a le secret. Ça va vous remettre d’aplomb en une fraction de seconde ! Ensuite, nous irons rejoindre mère Magdalena. Elle tient à vous rencontrer et vous expliquer les règles de vie de notre communauté.

Le délicieux et réconfortant breuvage avalé, elles gagnèrent une sorte de salle d’attente au bout d’un grand corridor. Là, sœur Cristina les invita à déposer leur valise dans un coin avant d’entrer dans un bureau à la décoration très épurée. Quatre chaises étaient disposées face à une massive table en bois de chêne. Derrière le meuble, la mère supérieure patientait en feuilletant un dossier. Elle retira ses petites lunettes rondes ajustées sur le bout de son nez fin et droit puis esquissa un léger mouvement de tête en direction des religieuses. Ces dernières comprirent immédiatement la significa- tion de ce geste et s’effacèrent sur le côté, laissant les quatre jeunes filles chacune debout devant un siège. Mère Magdalena se leva lentement et fit le tour des nouvelles pensionnaires en les détaillant avant de leur adresser enfin la parole :

— Le silence est la vertu de ceux qui savent observer avec leur âme, mesdemoiselles. Bienvenue au couvent des sœurs de la Charité. Veuillez vous asseoir.

La réverbération sonore de la pièce provoquait une sensation de lourdeur supplémentaire à l’accueil glacial que venait de leur faire la religieuse. On ne pouvait donner un âge précis à cette dernière même si quelques ridules creusaient son visage anguleux et sévère. Elle reprit place derrière l’immense table avant de poursuivre son propos.

— J’ai étudié avec attention le dossier de chacune d’entre vous fourni par l’assistante sociale. Malgré votre condition d’orpheline, sachez qu’à présent notre Ordre sera votre nouvelle famille. Dieu ne laisse jamais éternellement ses enfants sans foyer et sans éduca- tion. Vous devrez vous adapter à une existence plus chrétienne et plus humble que ce que vous avez connu jusqu’à présent. Toutes les jeunes femmes dont nous nous occupons rencontrent, avec le temps, une paix du cœur et de l’esprit qui les sauve d’un bien funeste sort. Considérez cela comme une bénédiction de notre Seigneur et la dernière chance de vous intégrer décemment à la société, de devenir de parfaites épouses et des mères exemplaires. Certaines de ces âmes égarées sont aussi des filles de familles respectables qui nous ont chargées de parfaire leur éducation. Nous aspirons à une certaine perfection par l’enseignement, la spiritualité et la vie en collectivité. Vous partagerez le quotidien des sœurs de cette institution. Nous nous levons toujours avec le soleil et commençons par une messe. Après un petit-déjeuner frugal, la matinée sera consacrée à l’étude. La seconde partie de la journée se répartira entre des activités de jardinage (nous avons un très beau potager à l’arrière du couvent), de couture, de cuisine, d’entretien des lieux et, bien entendu, des temps de prière. Je pense que vous savez déjà que nos résidentes pour la plupart sont de jeunes mères célibataires comme vous. Elles se sont écartées du divin chemin de l’existence et le péché de chair les a conduites jusqu’à nous. Vous ne serez donc pas étonnées de la présence d’une maternité en ces lieux où ces enfants sans paternité ni famille profitent des soins attentionnés de nos sœurs. Nous prenons nos repas ensemble dans la prière et le silence absolu appliqué dans tout le couvent. Chaque après-midi, il y a un temps prévu en extérieur dans le cloître afin de converser avec vos camarades. Pour l’instant, sœur Cristina et sœur Maria vont vous conduire jusqu’aux dortoirs. Elles vous accompagneront ensuite au dispensaire où sœur Manuela, notre infirmière, vous fera passer une visite médicale d’intégration.

Son discours terminé, mère Magdalena adressa un nouveau signe de tête aux sœurs qui patientaient dans un coin de la pièce, chaussa ses lunettes et se replongea dans la lecture des documents posés sur la table.

Sœur Maria et sœur Cristina invitèrent Kristen, Abigail, Fiona et Heather à les suivre afin de récupérer leurs bagages. Elles les menèrent aux dortoirs du couvent par un tortueux réseau de couloirs. Là, elles entrèrent dans une immense salle glacée et sans décoration où s’alignaient deux longues enfilades de lits. Le lieu possédait à chacune de ses extrémités deux issues où se tenaient en permanence des religieuses dédiées à la surveillance des pension- naires. À leur arrivée, de nombreuses filles les détaillèrent pendant qu’elles arpentaient l’allée centrale jusqu’à leurs lits. Elles eurent la désagréable sensation que le temps venait de s’arrêter, que chaque regard les jugeait. Comme ces yeux semblaient tristes et perdus ! Chaque visage leur inspirait un déchirant désespoir plutôt que la sacro-sainte « paix de l’âme » décrite par la mère supérieure quelques instants auparavant. Ce constat troubla Kristen à l’empa- thie redoutablement sensible et réactive. Si cela avait été possible, elle aurait pris dans ses bras toutes ces jeunes femmes dont la détresse la bouleversait.

On leur désigna une place. À leur grand soulagement, leurs lits se faisaient face au centre de l’espace. Elles ne seraient donc jamais trop loin les unes des autres. Chacune possédait aussi une petite armoire où elles purent ranger leurs quelques affaires avant de glisser leur valise vidée sous le sommier. Une fois installées, Kristen et Heather furent sommées de suivre les sœurs Maria et Cristina pour leur visite médicale obligée. Abigail et Fiona, restées isolées, s’adressèrent mutuellement une œillade inquiète. Tout autour, les autres filles étaient retournées à leurs occupations. Seule une des pensionnaires, voisine directe de la jeune Écossaise, prit place sur son matelas en veillant à tourner le dos à la religieuse qui faisait le guet devant une des issues. Elle feignait de parcourir un ouvrage d’Écritures saintes. Elle invita d’un geste discret Fiona à en faire de même en se saisissant du même recueil biblique qui se trouvait sur le tabouret qui leur tenait lieu de table de chevet. Ainsi Fiona se dérobait aussi à la surveillance de la gardienne à l’opposé :

— Ne me regarde pas. Fixe les yeux sur ton bouquin et murmure sans trop remuer les lèvres. Comme ça, ces maudites bonnes femmes auront l’impression que tu es en prière, susurra l’inconnue.

— Ben dis donc. Vous ne devez pas beaucoup vous amuser avec elles.

— Et tu n’es pas encore au bout de tes surprises. Cet endroit c’est l’enfer, malgré les apparences. Moi, c’est Amaïa, et toi ?

— Fiona. Ma camarade en face se nomme Abigail.
— Dommage qu’elle ne puisse pas discuter avec nous.
— Ne t’inquiète pas pour ça. Elle sait lire sur les lèvres.
— Elle est sourde et muette ? s’étonna Amaïa.
— Non. Elle a appris le langage des signes quand elle était petite, je crois.
— Ça lui sera bien utile, ici. Vous êtes d’où ? Tu as un accent... Fiona s’attendait à cette question.

Tôt ou tard, les autres se montreraient curieuses à leur égard. Mais la mission avait été bien préparée sur ce point aussi. Il fallait toutefois ne pas mentir sur leur véritable pays d’origine. Le scénario devait juste être crédible.

— En fait, nous vivions en Angleterre.
— Qu’est-ce que vous êtes venues faire dans ce trou ?
— Ce n’est pas par choix, crois-moi. Nous sommes orphelines.

Pendant l’Occupation, avant de disparaître, nos parents se sont retrouvés coincés en Espagne. Nous étions petites. Et depuis nous avons voyagé de pensions en établissements.

— Je vois. Moi aussi, ma famille n’est plus de ce monde. Les bombardements à Guernica, tu connais ?

— Non.
— Je te raconterai un jour... Fais gaffe !

Une des religieuses qui les surveillaient venait de se rapprocher.

Elle s’adressa aux deux filles sur un ton peu aimable.

— La prière se fait en silence, mesdemoiselles.
— Oui ma sœur. Veuillez me pardonner. Je ne me rendais pas compte.

La soumission d’Amaïa laissa Fiona perplexe. Une fois la surveillante éloignée, elle tenta de reprendre plus discrètement la discussion.

— Elles n’ont pas l’air commodes.

— Elles sont toutes comme ça. Un conseil : tenez bien votre langue avec elles. Et surtout, baissez les yeux quand elles vous adressent la parole. Elles détestent qu’on les fixe et nous taxent d’effrontées. On se parlera mieux cet après-midi dans le cloître.

Amaïa se détourna. Fiona fixa Abigail dont l’expression s’était métamorphosée entre-temps. Elle pensa que son amie se désolait des propos déchiffrés sur les lèvres d’Amaïa, mais il n’en était rien. Abigail apercevait encore, assise aux côtés de Fiona, la silhouette d’une des filles spectrales au corps osseux et à la chevelure hirsute. En fait, elles étaient partout. L’endroit en était envahi comme si chaque pensionnaire avait un ange qui veillait sur elle ou un esprit malveillant prêt à fondre sur sa victime.

 

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