LE BEL OISEAU ET LE GRAND CAPITAINE 20 Juin 2009
LE BEL OISEAU ET LE GRAND CAPITAINE
comédie en 9 tableaux
de Gianmarco Toto
Personnages :
Le grand capitaine
Le bel oiseau
Le gamin
Des matelots
Le directeur de l’usine
Le secrétaire de mairie
Le maire
Tableau 1
En mer, un beau voilier. Sur le pont, un grand capitaine laisse son regard se perdre à l’horizon.
Un matelot
Nous nous rapprochons des côtes, grand capitaine. Elles ne sont plus qu’à quelques milles à présent.
Le capitaine
Vous les longerez un temps mais ne vous approchez pas trop près.
Un matelot
(En aparté à un autre matelot.)
Ca fait combien de temps que nous n’avons pas mis les pieds à terre ?
Un autre matelot
(Même jeu.)
Au moins deux mois… Ou trois… Je ne sais plus tellement ça fait longtemps…
Un matelot
Il exagère le capitaine… Il ne pense pas à nous… Si lui ne veut pas toucher le plancher des vaches qu’il reste à bord, mais qu’il nous laisse, au moins, nous dégourdir les jambes…
L’autre matelot
Ouais ! Tu as raison. Il exagère. Mais parle plus bas, s’il nous entendait… Tu connais ses colères…
Un matelot
Oh, oui ! Je les connais. C’est un homme tellement déçu par l’existence. Et puis, tiens, regarde-le, là, comme ça, immobile, l’œil froid sur l’horizon… Quand je le vois, comme ça, j’ai un mauvais pressentiment… Je sens le mauvais vent tourner, le coup de piaule*se pointer.
L’autre
Ouais !… Quand il est comme ça… Il ne dit rien, pendant des heures… A quoi pense-t-il ?
Un matelot
A quoi peut bien penser un grand capitaine en colère ?
Sur le bord du navire, non loin du capitaine, vient se poser un bel oiseau.
Le capitaine n’a rien vu. Il rumine quelques mots incompréhensibles.
Le capitaine
Plus jamais…Plus jamais… La terre et ses maudits…
L’oiseau
Il ne faut jamais dire « jamais ».
Le capitaine
Qui a parlé ?
L’oiseau
Moi.
Le capitaine
(Il s’emporte.)
Qui, moi ? Montre-toi ! Allez, couard, viens donc me le dire en face, si tu l’oses.
L’oiseau
Je suis déjà en face de toi. Mais toi, tu ne vois rien. Tu ne vois plus rien depuis trop longtemps.
Le capitaine
Comment ? C’est toi, bel oiseau, qui parle ?
L’oiseau
Enfin, tu comprends ?! C’est un bon début…
Le capitaine
Un oiseau qui parle ? Est-ce magie ou folie ?
L’oiseau
Ni l’une, ni l’autre. Tu es en parfaite santé mentale. Par contre, je n’en dirai pas tout autant de tes sentiments forts émoussés depuis que tu as quitté la terre des hommes.
Le capitaine
(Sur un ton amer.)
La terre des hommes ? Pfft ! Quelle importance ! Je l’ai quitté pour ne plus supporter leur mauvaise foi et leur manque de respect.
L’oiseau
Je sais…
Le capitaine
Qu’est-ce que tu sais, toi, qui vole libre comme le vent ?
L’oiseau
Je sais que tu as quitté le monde des hommes parce que tu ne tolérais plus leurs comportements, les abus qu’ils commettent, leur peu de précaution à l’égard de la planète…
Le capitaine
Et comment sais-tu cela, toi qui me parle et que je ne connais pas ?
L’oiseau
La nature est silencieuse mais elle n’est ni sourde, ni aveugle, grand capitaine. J’ai été désigné pour être ton assistant, ton guide, celui qui t’accompagnera pour dire aux autres…
Le capitaine
Dire quoi ? Les autres ne veulent rien entendre. J’ai perdu mon temps à essayer. Voilà pourquoi j’ai voulu partir…
L’oiseau
(Avec sévérité)
Partir ? Fuir, tu veux dire. Tu as préféré te cacher dans les océans plutôt que d’affronter le problème. Quel grand capitaine !(Plus calmement.) Laisse de côté le passé et voyons la raison de ma venue. Tu dois me suivre.
Le capitaine
Pour quoi faire ?
L’oiseau
Pour parler aux hommes. Ils sont prêts maintenant.
Le capitaine
Ils ne m’écouteront pas.
L’oiseau
Viens, te dis-je. Il faut encore essayer ! Nous remonterons dans les terres par l’embouchure du fleuve et là nous n’aurons pas beaucoup à attendre pour repérer les premiers signes.
Le grand capitaine, songeur, arpente en silence le pont de son navire.
Le capitaine
Je te suis. Mais au moindre entêtement ou refus de leur part, je fais demi-tour et tu n’entendras plus parler de moi.
L’oiseau
Allez, cesse de râler et viens avec moi ! Les hommes des terres entendront tes conseils.
Le capitaine
(A la cantonade.)
Matelot ! La barre droit devant ! Suivez ce bel oiseau. Nous retournons vers les terres !
Le matelot
(A son camarade.)
Nous retournons vers les terres ? Tu entends ça ? Qu’est-ce qu’il lui prend ?
L’autre matelot
Si j’ai entendu ? Nous allons pouvoir enfin nous offrir une sieste au pied d’un arbre…
Le matelot
Sur de l’herbe bien grasse… En avant toute ! La barre droit devant ! Cap sur le plancher des vaches !
Tableau 2
Quelques jours de mer plus tard, le navire arrive sur l’embouchure du grand fleuve.
Un matelot
Terre ! Terre ! Nous approchons de l’embouchure du fleuve.
L’autre matelot
Oh, j’en ai presque la larme à l’œil !
Un matelot
(En essuyant ses larmes du revers de la manche.)
Moi, c’est déjà fait. Je craque !
L’oiseau
Alors, grand capitaine, pas trop de regret ?
Le capitaine
Juste un mauvais goût dans la bouche et une très grande envie de faire vent de dos.
L’oiseau
Ne pense à ta mauvaise humeur. Dis-moi plutôt ce que tu vois ?
Le capitaine
Je vois qu’il y a plus de constructions qu’auparavant. Ils ont toujours envie de s’étendre, de s’installer, de modifier, de dénaturer. Je les déteste.
L’oiseau
La colère t’aveugle encore. Regarde bien l’embouchure du fleuve et dis-moi ce que tu vois.
Un matelot
Hé, capitaine ! C’est quoi cette sombre couleur que le courant déverse dans les entrailles de la mer ?
L’oiseau
Ton matelot est plus vif que toi, grand capitaine.
Le capitaine
Tais-toi volatile bavard et approchons-nous un peu plus. Un liquide saumâtre vient de plus loin en amont du fleuve…
L’oiseau
Et je sais d’où… J’ai déjà survolé ce coin là… Suis-moi…
L’oiseau s’envole.
Tableau 3
Un peu plus tard, près de l’embouchure du fleuve.
Un matelot
Là, Capitaine, usine à tribord…
Un autre matelot
Idiot ! Ce n’est pas une usine qu’on cherche !
Un matelot
Ah, oui ? Et ce gros tuyau, là, qui déverse ce vilain produit dans les eaux, il vient de nulle part peut être ?
Le capitaine
Les inconscients, ils ne comprennent toujours pas…
Un oiseau
Il faut leur expliquer. Si tu n’expliques pas, ils ne comprennent pas.
Un gamin pêche en aval du tuyau d’écoulement de l’usine.
Le capitaine
J’ai une meilleure idée. Dirigez-vous vers cet enfant qui pêche là-bas, allez, …
Un matelot
Je ne vois pas comment il va faire comprendre à cet abruti de chef d’entreprise que son tuyau est un véritable danger pour le littoral.
L’autre matelot
Laisse-le faire. Il a l’habitude des hommes. Toi, à force de scruter l’horizon tu ne comprends plus rien…
Le matelot
J’ai perdu l’habitude des femmes surtout…
L’autre matelot
(En adressantune bonne tape sur l’épaule de son camarade.)
Regardez-le, celui-là, faire le joli cœur !
Près du garçon qui pêche les pieds dans l’eau.
Le capitaine
Holà, petit, la pêche est bonne ?
Le gamin
Bof ! Ce n’est pas terrible, je fais de moins en moins de prise. Si ça continue, je descendrai plus en aval…
Le capitaine
Je ne pense pas que ça changera quelque chose. Tu as bien regardé l’eau dans laquelle tu pêches ?
Le gamin
Ben oui et alors ?
Le capitaine
Sa couleur ne t’inquiète pas ?
Le gamin
Quoi le jus qui sort du tuyau, là ? Bah ! Ce n’est rien, ce n’est que de la teinture.
Le capitaine
Et comment sais-tu cela, toi ?
Le gamin
Ben, c’est mon père qui me l’a dit !
Le capitaine
Ton père ? Et qui est ton père pour avancer, si sûrement, une telle chose ?
Le gamin
C’est le directeur de l’usine, là !
Le capitaine
Bien mon garçon ! Je suis désolé mais ce que je vais te montrer ne va pas te plaire. (Aux matelots) Holà, mes bourlingeurs*, prenez vos bois morts*et secouez-moi le fond de cette cuvette. On va montrer au petit que son père est soi un menteur, soi un inconscient.
L’oiseau
Vas y doucement tout de même ce n’est qu’un enfant !
Le capitaine
Tu as raison, mais n’oublie pas, bel oiseau : « petit poisson deviendra grand ». Si tu veux convaincre le père, il te faudra aussi convaincre le fils…
Un matelot
(En aparté.)
Ca y est, voilà le vieux qui ramone du tonneau*… Faut secouer le potage à présent…
L’autre matelot
Tais-toi et fait ce qu’il te dit si tu veux espérer revoir ta terre chérie…
Le matelot
Oh, oui, oui, ma terre chérie, je veux revoir ma terre chérie !
L’autre matelot
Oh ! Ce n’est pas vrai. Tu gémis comme une fille… Secoue-moi ce vilain bouillon, plutôt !
Les matelots du grand capitaine secouent la surface et le fond du fleuve. C’est alors que plusieurs cadavres de poissons morts et déchets divers émergent du bouillon.
Le gamin
(Surpris et contrarié.)
Qu’est-ce que ça veut dire ? Il m’avait dit que ça ne risquait rien. Si mon père m’a menti, ça va chauffer…
Le capitaine
Allons mon garçon, ton père n’est pas un monstre, il est un homme tout simplement : sûr de lui, un peu méprisant sans doute. Si tu le veux bien, nous allons le piéger ensemble mais sans colère… Allez, monte à bord, nous n’avons pas de temps à perdre…
Le gamin
Moi ? Monter à bord ?
Un matelot
Et bien, la bigaille*, qu’est-ce que tu attends ? C’est le pacha*qui invite…
Le gamin
Chouette !
L’autre matelot
Alors là, si le vieux commence à faire monter des éléphants*à bord, moi, je démissionne…
Le matelot
Ce n’est pas un éléphant, tête de morue, c’est un enfant !
L’autre matelot
(Avec ironie.)
Non, c’est vrai ? Je l’avais pris pour une dinde ! « Eléphant », dans notre jargon, ça veut dire « étranger à bord ». Marin d’eau douce, va !
Le matelot
Oh, ça suffit, tu me saoules !!!
Tableau 4
Un peu plus tard dans le bureau du directeur de l’usine.
Le directeur
Je vous remercie, cher grand Capitaine, de me ramener mon fils… Après ce que vous me dites avoir vu… Mais sait-on ce qui provoque cette mortalité de la… Comment dites-vous ?
Le capitaine
Faune et flore fluviale.
L’oiseau
(A part au grand capitaine.)
Méfie-toi, je le soupçonne d’être parfaitement au courant et de mauvaise foi.
Le capitaine
(Même jeu.)
Sans te vexer, j’avais senti venir l’oiseau de mauvais augure. Ne t’inquiètes pas, j’ai tout prévu…
Le gamin
Tu sais très bien ce qui a provoqué ça, papa ! Le tuyau d’écoulement des eaux usées de l’usine…
Le directeur
Allons fiston, je t’ai déjà expliqué que…
Le gamin
Tu m’as menti…
Le directeur
(Avec autorité.)
Ne me parle pas sur ce ton, je te prie…
Le capitaine
Excusez votre fils, monsieur le directeur, mais il a de bonnes raisons d’être un peu en colère… (Au gamin) Tu peux lui montrer à présent…
L’enfant
(Il retire ses chaussures)
Regarde mes pieds ! Tout noircis de ce liquide qui s’échappe de l’usine. Je ne sais même pas si ce produit pourra s’en aller. Tu es content à présent ?
Le directeur
(Affolé)
Oh, mon dieu, mon petit ! Je suis désolé, je ne voulais pas… Mais que faut-il faire pour faire disparaître cette chose sur ses pieds ?
Le capitaine
Je me charge de tout cela. Vous, de votre côté vous pourriez faire bien plus pour éviter le pire…
Le directeur
Tout ce que vous voudrez.
Le capitaine
Connaissez-vous le procédé de filtrage utiliser par les baleines ?
Le directeur
Non, qu’est-ce que c’est ?
Le capitaine
Pour se nourrir la baleine possède dans sa mâchoire un filtre naturel : le fanon. Il laisse s’échapper l’eau de mer mais retient le plancton avec lequel elle se nourrit.
Le directeur
Je comprends. Vous me proposez de filtrer l’eau des écoulements de l’usine afin de retenir les souillures qui nuiraient au fleuve.
Le capitaine
Voyez, monsieur le directeur, la nature a des choses à vous apprendre. Voilà qui est clair.
Le directeur
Comme l’eau du fleuve, demain. Du moins je l’espère. Et mon fils ?
Le capitaine
Laissez-le-moi quelques temps. Nous prendrons soin de lui et puis un petit apprentissage en tant que mousse ne lui fera pas de mal. (Au gamin) Qu’en penses-tu ?
Le gamin
Génial ! Je vais devenir un vrai capitaine ?
Le capitaine
Nous verrons, nous verrons ! Allez, en route, moussaillon !
Le directeur
Et comptez sur moi pour le « fanon » de mon tuyau d’usine.
Le gamin
Bravo papa ! Je te promets de devenir un vrai matelot.
Tableau 5
Plus tard, toujours sur le fleuve
Un matelot
Qu’est-ce qui lui prend au vieux ? Le voilà qui joue à la nounou à présent ?
Un autre matelot
Ce n’est pas possible, ça. T’as toujours quelque chose à redire. Tu trouves toujours un truc qui ne tourne pas rond. C’est fatigant, mon gars !
Un matelot
Hé ! Ce n’est pas moi qui fais des choses bizarres, ici, c’est le vieux. Moi,…
Un autre matelot
Oui, toi, toi, tu es le plus grand, le plus fort et le plus intelligent. N’empêche que le coup des pieds du gamin peints au brou de noix, tu n’y aurais pas pensé…
Un matelot
(Ironique)
Ah ! Parce que toi, tu y aurais pensé ?
Un autre matelot
Peut être pas, mais moi, je ne suis pas en train de me plaindre toutes les cinq minutes comme une vieille comtesse…
Un matelot
(Vexé et en colère)
Qui c’est la vieille comtesse, là, hein ? Répète si tu es un homme ? Vas-y répète !
Le capitaine
Silence à bord ! Et surveillez-moi le paysage au lieu de papoter comme des vieilles filles, vous deux !
Un autre matelot
Voilà, bravo, tu as gagné ! On s’est fait repérer avec tes jérémiades ! C’est aux fers que nous allons finir…
Un matelot
Boucle-là, je vois quelque chose de pas normal droit devant…
Un autre matelot
C’est toi qui n’est pas normal, oui, quand je pense que…
Un matelot
(Soudain.)
Nappe de détritus à l’horizon capitaine, droit devant !
Le capitaine
(Au gamin.)
Tiens fiston, regarde donc un peu dans cette longue vue et dis-moi ce que tu vois…
Le gamin
Des déchets, des bouteilles en plastique, des poches aussi et d’autres choses mais qu’on distingue mal à cette distance…
Le capitaine
Toute cette pollution est un véritable piège à mammifères marins. Je vais donner les consignes pour ramasser ça. (Il s’éloigne.)
Le gamin
Qu’est-ce qu’il veut dire par « piège à mammifères marins» ?
L’oiseau
Les mammifères marins, comme les dauphins, les marsouins ou d’autres animaux comme les ovipares, les tortues luth par exemple, sont friands de méduses. Ils confondent les poches plastiques qui flottent dans l’eau avec des méduses, les avalent et obstruent ainsi leurs estomacs avant d’en mourir.
Le gamin
Mais c’est horrible, injuste et stupide ! On ne peut pas laisser faire ça…
L’oiseau
Oh ! Nous le savons bien, nous qui vivons sur l’océan.
Le gamin
On ne va pas rester là à rien faire. Il faut retourner sur terre pour en parler, pour leur dire…
L’oiseau
Oui, je le voudrai bien mais le grand Capitaine ne veut plus rencontrer les hommes sur terre. Ils les trouvent égoïstes et irrespectueux.
Le gamin
Et alors ? Ca n’empêche pas ! On peut changer ! Tout peut changer, non ? Regarde mon père et son usine ! Nous l’avons convaincu, non ?
L’oiseau
Un seul homme, c’est simple mais tous les hommes… Jadis le capitaine a essayé. Il a été bafoué, tout le monde s’est moqué de lui ou l’a ignoré, alors…
Le gamin
Et bien, moi, j’irai leur dire. Si personne ne veut rien faire, j’irai et nous verrons. Je vais en toucher deux mots au capitaine. (Il s’éloigne.)
L’oiseau
(Avec malice.)
Et voilà. Si tu veux convaincre le grand, occupe-toi du petit… Courageux ce garçon. Il y a quand même de l’espoir… Attendons la suite… (Il s’envole.)
Le matelot
Qu’est-ce qu’il a le gamin ?
L’autre matelot
Il veut qu’on retourne sur terre, en ville pour alerter les gens sur les déchets qui flottent en mer.
Le matelot
Enfin, enfin, je vais revoir la vraie vie ! Les magasins, les bistrots, les cinémas,… Une vie normale quoi !
L’autre matelot
Oui et bien ne te réjouis pas trop vite. Je ne le sens pas bien ce plan là, moi.
Le matelot
Ah, tiens, c’est toi qui râle à présent ! Faudrait savoir…
L’autre matelot
Je ne râle pas. Je me méfie, c’est tout. On ne sait pas ce qu’on va y trouver en ville. Ca fait tellement longtemps qu’on a plus touché terre que…
Le matelot
(Ironique)
Tu as toujours quelque chose à redire. Tu n’es jamais content !
L’autre matelot
Oh, ça va, ne fais pas ta Jeannette* !
Le matelot
(Vexé)
Hein !? Qu’est-ce que tu as dit, là ? Hein !? Qui fait sa Jeannette, ici ? Hein !? Vas-y répète pour voir ?
Les deux matelots s’éloignent en se disputant.
Tableau 6
En ville, dans la rue.
L’autre matelot
Alors, tu es content à présent ? Tu l’as retrouvé TA ville ! Pourquoi tu ne dis rien ?
Le matelot
Je ne dis rien parce que j’ai peur d’ouvrir la bouche. Ca sent trop mauvais, ici. Et puis les gens sont tristes,…
L’autre matelot
Gris… Ils sont gris !
Le matelot
Tirant même un peu sur le vert !
L’autre matelot
Et bien disons qu’ils sont vert de gris et comme ça tout le monde est content !
Le matelot
Pas moi.
L’autre matelot
Quoi ?
Le matelot
Pas moi.
L’autre matelot
Pas moi, quoi !
Le matelot
Je ne suis pas content.
L’autre matelot
C’est vrai. Tu as l’air vert de rage… Si tu continues, tu vas finir par leur ressembler aux gens de la ville.
Le matelot
Oh ! Ca va, ce n’est pas le moment de plaisanter. Vraiment pas.
L’autre matelot
Hou ! L’autre ! Monsieur se faisait une fête de revenir en ville et maintenant que monsieur est mal bordé*, faudrait se taire et ne plus plaisanter…
Le matelot
Comment peux-tu plaisanter toi ? Ça sent mauvais ici, c’est bruyant et moche et les gens sont toujours énervés et pressés.
L’autre matelot
Et bien comme ça tu ne t’aviseras plus de critiquer le capitaine quand il ne veut pas retourner sur la terre ferme.
Le matelot
D’ailleurs où est-ce qu’ils sont ceux là ? Ca fait belle lurette qu’ils sont partis trouver le maire de la ville. J’espère qu’ils ne vont pas s’éterniser.
Tableau 7
Au secrétariat de mairie.
Le gamin
Bonjour, monsieur le secrétaire. Nous souhaiterions voir monsieur le maire.
Le secrétaire
Oui, oui, bonjour, oui. Veuillez remplir ce formulaire pour prendre un rendez-vous avec monsieur le maire. N’omettez pas d’y inscrire votre adresse postale, votre adresse email, votre numéro de fixe, votre numéro de portable, votre numéro de sécurité sociale, votre date de naissance et celles de vos parents, votre situation maritale, pacsé, divorcé, séparé, isolé, votre…
Le gamin
Excusez-moi monsieur le secrétaire mais c’est maintenant que nous voudrions voir monsieur le maire. Il en va de la survie de la planète…
Le secrétaire
Oui, oui, je vois, oui. Vous voulez déclarer un sinistre. Alors veuillez remplir ce formulaire en n’oubliant pas d’y spécifier la nature du sinistre. Avez-vous été victime d’un dégât des eaux, d’un incendie, d’une coulée de boue, d’une montée de lave, d’un glissement de terrain, d’un tremblement de terre, d’un ouragan, d’une tornade, d’un tsunami, d’une chute d’astéroïde ?
L’oiseau
(En aparté au capitaine.)
Si tu veux savoir, je crois que c’est lui qui est sinistre. Fais quelque chose où on ne s’en sortira jamais…
Le capitaine
Excusez-moi, monsieur le secrétaire mais je crois que vous ne comprenez pas ce que vous demande cet enfant.
Le secrétaire
Pardon ? Ah, mais mille pardons, je suis habilité, certifié, qualifié, formé pour comprendre ce que l’on me demande car je note, j’inscris, je compulse, je consulte, j’enregistre,…
Le capitaine
Oui, mais vous parlez trop et vous n’écoutez rien…
Le secrétaire
(Offusqué.)
Ah, pardon, mille pardons et encore mille pardons, je ne vous permets pas ! Et d’abord qui êtes vous, vous ! Hein ? Vous là, qui me prenez de haut, à moi, là ! Hein ?
Le capitaine
Je suis le capitaine du navire amarré depuis peu dans le port de cette ville.
Le secrétaire
(Confus)
Comment ? Le capitaine du nav…? Ah ! Ah, bon ! Mais je ne savais pas ! Je ne suis pas au courant…
Le capitaine
Mais monsieur le maire, lui, si. Alors si vous ne voulez pas qu’il se fâche… Vous voyez ce que je veux dire… Allez donc lui dire que le grand capitaine, l’oiseau et l’enfant sont là pour le voir…
Le secrétaire
(Très confus et gêné en sortant.)
Oh ! Je suis désolé, je ne savais pas. Personne ne m’a rien dit, vous comprenez. D’habitude je compulse, je consulte, j’enregistre, je note,…
Le capitaine
Oui, oui, allez, allez !
Le secrétaire sort.
Le gamin
Merci capitaine. Sans toi je crois que je ne m’en serais jamais sorti.
L’oiseau
Drôle de volatile ce secrétaire. S’ils sont tous ainsi, je comprends que les informations mettent du temps à parvenir jusqu’au maire. On pourrait peut être leur apprendre le langage des signaux à l’entrée du port, ça y irait plus vite.
Le capitaine
Oui, et bien concentrons-nous car c’est à présent la partie la plus difficile qui nous attend : convaincre les autorités de l’imminence du danger.
Tableau 8
Dans le bureau du maire.
Le maire
(Toussant et se raclant la gorge très souvent)
Ah ! Entrez, entrez, grand capitaine. Je ne vous attendais pas, hélas, je suis très pris…
(Il éternue et crache.)
L’oiseau
Oui. Et bien ça on n’avait remarqué…
L’enfant
(En aparté.)
Tais-toi bel oiseau et laisse-le faire.
L’oiseau
(Même jeu.)
C’est lui qu’il ne faut pas laisser faire. Si on l’écoutait, je serai déjà empaillé dans un musée quelconque en souvenir posthume de ma race océane.
Le maire
Que me vaut l’honneur de votre visite ? Et quel tableau que de voir votre superbe voilier amarré dans le port de notre bonne vieille cité !
L’oiseau
Ah, le prestige ! Toujours et encore le prestige ! Ce que ces humains peuvent manquer d’imagination parfois.
Le capitaine
Bientôt, ce joli tableau risque bien d’être terni, monsieur le maire, dans les années à venir.
Le maire
Terni ? Que me contez-vous là ? Est-ce possible ? Vous m’inquiétez…
Le gamin
Croyez-le monsieur le maire, je l’ai suivi et je comprends mieux à présent.
Le maire
Mais je te connais toi ! Tu es le fils du directeur de l’usine ! Et comment va ton papa ? Quelle fierté pour notre ville de voir, au petit matin, le soleil se lever sur tous ces travailleurs qui se dirigent vaillamment vers leur labeur…
L’oiseau
Ouf ! Qu’il m’énerve ! Si ça continue, je vais faire une chute de plumes !
Le gamin
Mais vos travailleurs souffriront bientôt de quelque chose de bien plus grave, monsieur le maire, et contre lequel nous ne pourrons plus rien si nous n’agissons pas rapidement.
Le maire
Que me contez-vous là ! Quelle gravité pourrait ternir cette ville prospère que j’admire tous les jours depuis cette immense baie vitrée ? (En désignant la baie vitrée.) Voyez plutôt…
L’oiseau
(Sarcastique.)
Je ne vois strictement rien à travers tellement les gaz d’échappement automobile et industriel ont terni cette vitre. Un rideau de très bon goût, monsieur le maire…
Le maire
Qu’ose dire ce volatile versatile ?
Le capitaine
(Déployant sa longue vue.)
Tenez, monsieur le maire, vous allez y voir plus clair. Vous permettez que j’ouvre votre baie ? (Lui tendant la longue vue) A présent, regardez du côté du fleuve…
Le maire
(L’œil dans la longue vue)
Et bien ? Que faudrait-il regarder ? Je ne vois strictement rien.
L’oiseau
(En aparté au gamin)
Ses lunettes… Ses lunettes sont aussi sales que sa baie…
Le gamin
(Retirant et essuyant les lunettes du maire.)
Permettez, monsieur le maire, de cette façon vous y verrez plus clair…
Le maire
(Un peu gêné.)
Plein d’initiatives cet enfant ! (L’œil dans la longue vue) Ah ! Ce voilier, ce voilier…
Le capitaine
(Rajustant la visée.)
Heu ! Non, c’est du côté du fleuve qu’il faut regarder, monsieur le maire…
Le maire
Et bien quoi ? Oh ! Oh ! Que c’est beau, cette couleur noire des eaux du fleuve au crépuscule…
Le gamin
Sauf votre respect, nous sommes au matin, monsieur le maire.
Le maire
Ah ! Seigneur, suis-je bête, c’est vrai, il est à peine 10H30…
L’oiseau
Il m’ote les mots de la bouche…
Le maire
Mais alors, quelle est cette vilaine et sombre nappe à la surface du fleuve ?
Le gamin
Les eaux usées de l’usine de mon père...
Le maire
Comment ? Mais c’est un scandale ! Il faut absolument le prévenir où nous courrons tous à la catastrophe, …Notre si beau fleuve…
Le gamin
C’est déjà fait monsieur le maire, rassurez-vous, il fait le nécessaire...
L’oiseau
Il applique le plan « fanons de baleine »…
Le maire
Le plan de quoi ?
Le capitaine
Ce serait trop long à vous expliquer… Voyez à présent du côté de votre baie…
Le maire
Oui, je sais, elle est très sale et j’attends toujours le laveur de vitres…
Le capitaine
Non, je veux parler de la baie de votre ville, monsieur le maire.
Le maire
(L’œil dans la longue vue.)
Et bien quoi, qu’est-ce qu’elle a la baie ? Oh, doux Jésus ! Une île ! Une île a poussé dans la baie…
Le gamin
Ce n’est pas vraiment une île, monsieur le maire, mais une agglutination de déchets divers dont les propriétés sont parfois très mortelles pour la faune locale.
Le maire
Mais c’est abominable et la plage risque d’être polluée, souillée, salie…
L’oiseau
Adieu, jolie plage, adieu touristes, vacanciers, plagistes, … Bonjour faillite !
Le maire
Mais qui a fait ça ? Trouvons les responsables ? Jugeons-les ! Condamnons-les !
Le capitaine
Ce sont la plupart de vos concitoyens, monsieur le maire, ils ne savent pas ou ne savent plus ce qu’il en coûte de ne pas respecter notre environnement. Nous devons leur parler, leur apprendre, les sensibiliser. Et attendez ! Ce n’est pas terminé ! Regardez votre ville dans ma longue vue. Allez-y, n’ayez pas peur…
Le maire
N’ayez pas peur, n’ayez pas peur ! Après ce que je viens de découvrir…
Le gamin
Courage, monsieur le maire, il faut souvent faire face au pire pour changer de comportement…
Le maire
(Pas rassuré.)
Très érudit ce petit… (L’œil dans la longue vue)Ah ! Là, je ne vois rien… Tout à l’air de bien se passer, ma foi…
Le capitaine
En êtes-vous certain ? Combien dénombrez-vous, par exemple, d’espaces verts ?
Le maire
Et bien, c'est-à-dire que…
Le gamin
Et de lieux de tris de nos déchets ? Il y en a t’il suffisamment ?
Le capitaine
Et les visages de vos concitoyens ? Regardez les visages de vos concitoyens ! Que voyez-vous monsieur le maire ? Des personnes qui s’affairent, qui travaillent, certes, oui, mais y a-t-il un sourire sur leurs lèvres ? Et leurs visages affichent-ils une mine resplendissante de santé ? A présent sentez, monsieur le maire, humez donc l’air de votre ville… Vous toussez, vous crachez, monsieur le maire. Et cela ne vous inquiète pas ? Mais par contre, au creux de mon grand manteau de capitaine, il reste une brise marine que vous devriez sentir pour faire la différence…
Le grand Capitaine secoue son manteau et le bel oiseau bat des ailes.
Le maire
Oh, seigneur ! Vous avez raison ! Nous devons agir au plus vite ! Ce n’est pas encore assez ! Acceptez-vous de nous aider, cher grand capitaine ?
Le capitaine
Je ne doute pas qu’après ce que vous venez de constater, vous saurez prendre les mesures qui s’imposent, mais, hélas, monsieur le maire, je ne peux et dois reprendre le large. Le bel oiseau, ici présent, m’a dit qu’en mer de chine et dans le golfe du Mexique et près des grands lacs du Nord, et plus loin encore il va falloir encore convaincre beaucoup de monde.
Je reviendrai, un jour…
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Glossaire du langage marin
*Coup de piaule = très fort coup de vent
*bourlingeurs = marins courageux et expérimentés
*Ramone du tonneau = devient fou
*Bigaille = mousse et apprenti
*Pacha = nom affectueux donné au commandant du bateau par son équipage
*Éléphants = terriens, passagers, voyageurs invités à bord
*Jeannette = marin incompétent… un peu « fille »
*Mal bordé = de mauvaise humeur
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